Le rapport à la mort. Entre constantes anthropologiques et spécificités contemporaines.
Les constantes anthropologiques d’une mort paisible, accompagnée et ritualisée se retrouvent dans les exigences qualitatives actuelles concernant la fin de vie et le refus d’une mort prématurée et prolongée. Ces constantes restent des références à notre époque qui s’interroge pourtant sur sa capacité à les mettre en œuvre et embrasse l’idéal d’une mort sans souffrance, exigence commune au développement des soins palliatifs et de l’euthanasie volontaire.
A notre époque, tous les passages posent problème, sans doute parce qu’ils renvoient au renoncement, à la perte, à la disparition, parce qu’ils évoquent quelque chose d’irréversible et d’inéluctable. Toutes ces significations renvoient à la mort, sur laquelle elles se concentrent avec la plus grande acuité parce qu’elle est le passage ultime et irrémédiable. Ce passage est emblématique de tous les autres, car il comporte des aspects particulièrement discordants avec les références idéologiques de notre époque. La réalité de la mort contredit notre désir d’éternité, nos fantasmes de puissance, notre foi dans le progrès. C’est pourquoi, comme le notait Max Weber au début du 20ème siècle, elle n’a pas de sens dans le contexte moderne (Weber 1959). De nombreux auteurs ultérieurs, par exemple Jeffrey Gorer (1965), Louis-Vincent Thomas (1975), Jean Ziegler (1975), Philippe Ariès (1976), Jean Baudrillard (1976), Michel Vovelle (1983), Claude Javeau (1988) et Norbert Elias (1998), ont montré, chacun à leur manière, qu’en fuyant la mort, en la cachant ou en l’écartant, la modernité se distancie des autres sociétés et finit par adopter une position conflictuelle par rapport à une dimension essentielle de la condition humaine. Ainsi, pour Ariès, la mort est interdite, inversée, diabolisée, dans le cadre de cette situation inédite (Ariès 1976). Selon Thomas, celle-ci se caractérise par des réactions de malaise, de marginalisation et de déni (Thomas 1975). Elias la définit également selon une modalité privative, soulignant la désocialisation, la dé-ritualisation, la dé-formalisation de la mort (Elias 1987). Ces analyses convergentes ont une conséquence inquiétante, qu’Edgar Morin, à la suite d’Emile Durkheim (Durkheim 1930) et de Maurice Halbwachs (Halbwachs 1930), avait déjà soulignée : l’individualisation croissante fragilise l’homme face à la mort (Morin 1970), de sorte que, celle-ci n’étant plus circonscrite, elle risque de devenir surpuissante et impossible à vaincre.
Le rapport à la mort
Les recherches précitées, très poussées au début des années 80, ont contribué à la prise de conscience des limites et des inconvénients d’une attitude soucieuse avant tout de résultats quantitatifs en termes d’allongement de l’espérance de vie. L’évolution des mentalités est également à mettre en relation avec les changements qui ont affecté les conditions de la mort au cours du 20ème siècle et qui ont été les plus répandus dans les pays riches. Le développement de la médecine a permis de repousser longtemps l’échéance fatale. Lorsqu’elles sont identifiées, de nombreuses maladies peuvent être traitées avec une forte probabilité de guérison ou au moins de rémission ; cependant, l’amélioration des thérapies se heurte à l’affaiblissement de l’organisme, à l’émergence de pathologies multiples et au rétrécissement des marges de manœuvre. Plus la personne vieillit, moins la médecine est en mesure de gagner la bataille du maintien en vie à long terme ; elle peut certes la maintenir longtemps en vie parce qu’elle a ses propres moyens de se substituer aux fonctions vitales de l’organisme, elle peut assurer l’hydratation, la nutrition, la ventilation et la continuité de l’activité cardiaque, mais jusqu’à quand doit-elle poursuivre ces efforts ?
Principes de la bonne ou de la mauvaise mort
Comment mourir aujourd’hui ? Nos contemporains se posent parfois cette question, mais leurs réponses sont souvent incertaines (Hintermeyer & Lévy 2006). Ils savent plus ou moins ce qu’ils veulent éviter : ils ne veulent pas mourir avant l’heure, prématurément. Ils craignent en revanche l’acharnement thérapeutique qui repousse indéfiniment la mort, mais en multiplie les coups. Les attitudes face à la mort sont également marquées par l’ambivalence : il semble de moins en moins acceptable de cacher l’imminence de la mort à un patient, mais la possibilité d’y faire face suscite la perplexité, à tel point que beaucoup disent préférer mourir subitement, même sans s’en rendre compte ou pendant leur sommeil. La voie souhaitée est étroite, puisqu’il s’agit à la fois de se préserver d’une mort trop précoce et trop tardive, d’une mort prolongée et d’une mort inattendue. Les idées disponibles sur la moins mauvaise façon de mourir réactivent également certains schémas qui apparaissent comme des invariants anthropologiques.
Les principes de la bonne et de la mauvaise mort ont évolué dans le passé et continuent de changer aujourd’hui, mais certains sont remarquablement stables. Ainsi, nous partageons avec la plupart de nos semblables la peur d’une mort agitée, solitaire et clandestine. Comme eux, nous souhaitons que les gens meurent en paix, entourés de leurs proches, respectés par leurs pairs ; mais ces objectifs sont difficiles à atteindre et, de nos jours, ils apparaissent souvent comme de simples idéaux dont nous ne savons pas exactement s’ils sont réalisables. Nous avons la particularité d’avoir du mal à nous conformer aux principes communément utilisés pour définir ce qu’est bien mourir.
Mourir en paix, le rapport à la mort
On attend de la mort qu’elle soit associée à la paix, à la sérénité et au repos. “Requiescat in pace“, cette formule couramment reproduite sur les tombes ou évoquée par ses initiales R.I.P., représente une aspiration par laquelle nous adoucissons la dureté de la mort. Comme les anciens, nous comparons volontiers la mort à l’engourdissement. A l’instar des poètes, nous la considérons aussi volontiers comme un havre qui peut nous abriter des maux et des malaises de l’existence. Les représentations apaisées impliquent qu’un autre rapport au temps est préservé au seuil de la mort, un rapport inaccessible en raison de l’agitation et de l’instabilité du monde, et qu’il n’est plus non plus soumis aux rythmes habituels de la vie sociale. Les funérailles suspendent les activités ordinaires ; les lieux de mort ramènent la tranquillité. Les cimetières sont des espaces préservés qui invitent au recueillement et à la méditation (Urbain 1989). Aujourd’hui, ils font partie des rares lieux qui restent à l’abri du mouvement incessant de la vie moderne. Certains les apprécient comme lieu de promenade et d’évasion du stress et de la précipitation. Ces enclaves, sacrées parce que soustraites aux exigences de la vie quotidienne, sont consacrées à l’évocation d’une absence durable ; une absence qui permet de prendre de la distance et de la hauteur par rapport aux pressions et aux soucis de la vie quotidienne.
Le rapport à la mort
Pour mourir en paix, il faut surmonter l’angoisse de la mort et accepter sa venue, mais une telle disposition ne va pas de soi. Elisabeth Kubler-Ross considère qu’elle n’apparaît qu’après d’autres étapes traversées par le mourant : elle observe que le mourant passe successivement par les phases de déni, de colère, de marchandage et de dépression, avant d’arriver à l’acceptation (Kubler-Ross 1975). Il a été observé que la progression n’est nullement irréversible et que certaines étapes déjà vécues, et donc censées être surmontées, peuvent ressurgir de manière inattendue. Par ailleurs, le personnel soignant et les bénévoles qui accompagnent les personnes en fin de vie soulignent que l’acceptation est aujourd’hui rare ; même les patients qui se savent porteurs d’une maladie incurable peuvent difficilement se résigner à mourir. Par conséquent, mourir en paix semble être un idéal difficile à atteindre de nos jours.
La mort en solitaire, le rapport à la mort
Ce qui contribue à l’inquiétude face à la mort, c’est la perspective de devoir l’affronter dans la solitude, sans le soutien de ses proches, sans le soutien d’autres personnes. La mauvaise mort est celle qui survient lorsqu’on est loin, séparé de la communauté à laquelle on appartient. Aujourd’hui, de nombreux cercueils traversent les mers pour être rapatriés. Reposer parmi les siens, se mêler à la terre natale, s’unir pour toujours aux personnes et aux lieux qui nous sont chers, sont des aspirations couramment exprimées par les mourants ou qui leur sont attribuées. Certains préfèrent privilégier les affinités électives et choisir la promiscuité éternelle avec les morts dont ils se sentent les plus proches ; par exemple : en demandant que ses cendres soient dispersées dans le forum romain, Montherlant souhaitait retrouver ceux qui affirmaient en ce lieu un caractère et une force d’âme dont il aspirait à sortir. Ainsi les hommes proclament-ils dans la mort leur attachement indéfectible aux valeurs, aux personnes et aux lieux les plus significatifs à leurs yeux.
Or, aujourd’hui, les liens entre les personnes en fin de vie et leurs proches tendent à se distendre. Cet éloignement touche déjà un certain nombre de personnes dans leur troisième et quatrième année, qui, une fois placées en institution, voient leurs relations avec le monde extérieur se réduire progressivement. Ainsi, de nombreuses personnes âgées se retrouvent dans des situations d’enfermement social qui préfigurent un isolement encore plus grand lorsqu’elles sont proches de la mort.
Dans La solitude des mourants, Norbert Elias montre que ces personnes sont isolées de la communauté humaine, privées de communication avec leurs pairs et livrées à elles-mêmes (Elias 1998). Une infirmière de l’hôpital civil de Strasbourg rapporte les propos d’un patient en fin de vie : “Laissez-moi mourir, de toute façon tout le monde s’en fout“. Ces propos sont significatifs du sentiment d’anéantissement lié à la perte des relations humaines à l’approche de la mort. Il arrive aussi aujourd’hui qu’un cadavre soit retrouvé dans un appartement plusieurs semaines, voire plusieurs mois après le décès. Indépendamment de ces cas exceptionnels, nous courons tous le risque de connaître l’isolement dans la mort et la privation d’une présence humaine réconfortante. C’est pourquoi des personnes bienveillantes ont pris l’initiative de combler ce vide, en consacrant une grande partie de leur temps à assurer une présence prolongée aux côtés des personnes en fin de vie. Cela témoigne de la richesse des échanges qui peuvent avoir lieu au seuil de la mort.
Clandestinité ou ritualisation, le rapport à la mort
La mort solitaire conduit souvent à la mort clandestine. De nos jours, de nombreux décès passent inaperçus. On meurt souvent en cachette, à la sauvette, dans l’urgence et la précipitation. Pour éviter cela, il faut que la mort soit reconnue officiellement, qu’elle soit acceptée collectivement, qu’elle trouve une place dans l’espace public et dans la conscience des survivants. Même si le corps est introuvable, il est important qu’un lieu soit dédié au défunt et que sa mémoire puisse être entretenue. La tombe du soldat inconnu est un exemple qui incarne cette exigence. Les funérailles sont l’occasion de se souvenir du défunt et de proclamer son courage. Il en va de même pour les funérailles et les commémorations qui donnent au défunt une existence et un statut.
Cependant, les expressions publiques de la mort ont été réduites au cours du 20ème siècle. Les rites traditionnels ont été simplifiés et il n’en reste souvent que des fragments. Le deuil, très abrégé, est rarement réalisé et se fait le plus souvent de manière cachée. On peine à trouver les mots pour annoncer le décès et exprimer ses condoléances, comme si l’événement était presque devenu indicible et honteux. Les pratiques funéraires sont beaucoup plus sobres. Dans la plupart des pays européens, la crémation se développe rapidement, mais d’une manière très différente de ses précédents traditionnels, où la combustion des chairs pouvait être préférée à leur putréfaction par l’inhumation, puisqu’elle accélérait un processus aboutissant au même résultat : recueillir les os, les nettoyer, les conserver, et éventuellement les exposer ou les décorer. Aujourd’hui, la combustion est complète et ne produit que des cendres. Lorsque les cendres sont dispersées ou conservées dans la maison, le défunt se retire de la société dans l’anonymat et l’indistinction. De nos jours, cette logique est poussée jusqu’à ses ultimes conséquences dans des cas encore minoritaires, mais qui tendent à se généraliser dans les villes européennes. En effet, les dernières volontés de certaines personnes exigent que leur mort fasse l’objet de la plus grande discrétion, excluant tout acte de décès, toute cérémonie et tout lieu d’inhumation. Dès lors, la mort, ses signes et ses résidus sont remplacés par une disparition pure et simple.
En même temps, nous prenons conscience que la tendance à dissimuler ou à cacher la mort nous prive des ressources pour l’accepter et la surmonter. Depuis une vingtaine d’années, la tendance à renouveler la ritualisation de la mort prend de l’ampleur. Certaines cérémonies anciennes ont été modulées et individualisées pour s’adapter à l’évolution des sensibilités. Certains rites apparaissent, synthétisant ou arrangeant à leur manière des éléments de différentes cultures, tandis que d’autres sont de simples inventions. Les mosaïques dédiées aux personnes décédées du sida sont un bon exemple de cette tendance. Les proches des défunts créent une affiche pour commémorer leur existence. Certaines cérémonies commémoratives se déroulent sur des places ou dans de grands espaces où les affiches sont juxtaposées de manière à former de nombreux quadrilatères séparés par des avenues qui permettent aux participants de circuler, de s’arrêter, d’évoquer telle ou telle personne. Le but de ces initiatives est de faire sortir les morts de leur cachette.
La négligence, l’indifférence et le désintérêt conduisent à oblitérer et à perturber l’insertion des morts dans l’espace public et les représentations collectives. Cette négligence laisse également libre cours à des attitudes d’irrespect à l’égard des défunts. Ainsi, les morts deviennent tellement clandestins qu’ils ne sont plus protégés par la ville, qu’ils ne trouvent plus de refuge. En France, les profanations de tombes se sont multipliées et presque banalisées depuis celle de Carpentras en 1987, où l’exhumation d’un cadavre avait suscité l’indignation. Plus souvent, les profanations violent la quiétude des lieux consacrés aux morts et offensent, pillent ou souillent les édifices dédiés à leur mémoire. Elles tentent de les extirper de l’espace et de la conscience des hommes. Certes, il y a toujours eu des pilleurs de tombes, généralement motivés par l’appât du gain et le désir de réutiliser les matériaux funéraires, mais aujourd’hui d’autres motivations prévalent. Certains de nos contemporains cherchent à traiter avec les morts, à les impliquer dans leurs désaccords, à les annexer à leurs fantasmes ; ils abîment les tombes ou les recouvrent de signes incongrus, comme s’ils ne supportaient pas leur permanence et leur stabilité. Ceux qui se disputent ainsi les morts transgressent ainsi un interdit établi depuis l’aube de la civilisation. En faisant du cimetière un terrain désacralisé pour leurs jeux, leurs affrontements et leurs passions, ils remettent en cause leur assignation aux défunts.
L’idéal d’une mort sans souffrance, le rapport à la mort
Comme nos ancêtres, nous préférons mourir en paix plutôt que dans l’angoisse et la tourmente, entourés des nôtres plutôt qu’abandonnés et seuls ; nous pensons que la mort doit donner lieu à une reconnaissance sociale ritualisée et non se dérouler dans l’anonymat et l’indifférence. De tels principes nous rapprochent des autres hommes, mais ce qui nous différencie d’eux, c’est que nous n’avons pas confiance dans notre capacité à satisfaire ce désir et à échapper à une mort inquiète, abandonnée et discrètement expédiée. L’incertitude nous incite à rabattre nos ambitions sur une exigence qui fait aujourd’hui l’objet d’un consensus d’autant plus assuré que nos jugements sont faibles : la mort contemporaine doit être une mort sans souffrance.
La possibilité de mourir sans souffrir est la base sur laquelle nous nous accordons aujourd’hui. Ce principe tend désormais à supplanter tous les autres ; il évite le dilemme entre mort retardée et prolongée, il ne tranche pas le dilemme entre mort subite et annoncée ; il laisse de côté l’agitation, la solitude et le secret comme éléments sur lesquels il est difficile d’agir. Le postulat auquel nous nous référons actuellement est que la mort est avant tout une peur de la souffrance. La conséquence que nous en tirons est que s’il est possible de dissocier la souffrance de la mort, cette dernière devient moins redoutable. Ce point de vue est partagé par beaucoup de nos contemporains, qui peuvent d’ailleurs être très différents en termes de milieu social, de conditions de vie, d’origine géographique et culturelle, de croyances philosophiques ou religieuses ; il unit les générations et convient à la fois aux mentalités issues de la tradition et à celles qui s’en sont affranchies.
La lutte contre la souffrance représente l’engagement collectif et politique que nous entendons prendre en faveur de nos semblables en détresse ; elle nous réconcilie aussi avec la technologie qui a perfectionné les moyens de soulager la douleur. Un tel objectif présuppose et amplifie la prise en charge médicale de l’existence ; il engendre la réorientation des activités d’aide en général et de la médecine en particulier. Celle-ci n’apparaît pas seulement comme un effort pour guérir certaines maladies ou prolonger la vie ; ses usagers comptent sur elle pour les protéger et les libérer de la souffrance, et l’apprécient aussi en fonction de sa capacité à le faire. Il est même possible que les progrès dans la lutte contre la souffrance apparaissent comme un progrès de civilisation. Il semble que nous soyons sur le point d’atteindre le stade où l’homme pourrait profiter pleinement des plaisirs et des opportunités de l’existence, et échapper à ses tourments.
L’idéal contemporain d’une mort sans souffrance concilie la sensibilité humanitaire et les ressources de la technologie ; il permet de promouvoir la qualité de la vie jusqu’à sa destination finale. Ainsi, la dernière phase de la vie échapperait aux tourments de la mort, elle pourrait être porteuse de sens et d’intensité ; l’être humain resterait un sujet à part entière jusqu’à ses derniers instants. Telles sont les principales caractéristiques de la manière renouvelée dont le problème de la mort est posé dans le passage du 20ème au 21ème siècle. Deux propositions, l’euthanasie volontaire et les soins palliatifs, s’inspirent de cette position (Hintermeyer 2003). Ces deux perspectives diffèrent. Les soins palliatifs sont une réorientation de la pratique thérapeutique, qui suppose l’impossibilité de guérir, mais qui soulage la douleur et assure la qualité de la fin de vie. Dans le cas de l’euthanasie volontaire, nos contemporains cherchent à se débarrasser de l’adversité de la mort en anticipant le dernier terme et en le réduisant à l’effet prévisible d’une décision. Les deux options présentent d’ailleurs des similitudes. Elles se sont multipliées depuis le milieu des années 80 et ont contribué à remettre les questions sur la mort dans le débat public. Elles expriment chacune à leur manière la revendication d’une qualité de vie jusqu’au seuil de la mort.
Soins palliatifs et accompagnement
Les différentes définitions des soins palliatifs évoquent une maladie mortelle en phase terminale, le renoncement aux moyens curatifs et une attitude qui ne consiste pas à prolonger ou à hâter la mort. La prise en charge de la personne en fin de vie et de ses proches nécessite la collaboration de l’ensemble des professions médicales et paramédicales (Saunders 1986). L’objectif est d’atténuer la douleur et la souffrance psychologique et de maintenir la qualité de vie. L’expérience des soignants et des bénévoles confirme que la démarche palliative s’efforce de replacer la personne en fin de vie au centre de la pratique médicale : elle considère la personne dans sa globalité et prend en compte l’ensemble des symptômes ; elle s’intéresse moins à une ou plusieurs maladies spécifiques qu’à l’état du malade et à tout ce qui peut améliorer ses conditions d’existence. Il s’agit d’accorder de l’importance à des aspects aussi divers que le confort du cadre de vie, le soulagement de la douleur et les soins de bien-être. Ces différents éléments concourent à assurer la préservation ou la restauration de la qualité de vie, indispensable pour que la personne puisse profiter au mieux du temps disponible et des opportunités que le terme peut offrir.
La personne en fin de vie a un comportement variable qui révèle toute une gamme de sentiments humains, qui peuvent alterner de manière rapide et contrastée. Les personnes qui l’accompagnent sont préparées à ces changements : elles apprennent à s’adapter à cette versatilité, en se rapprochant ou en s’éloignant selon les circonstances ; quelles que soient les variations, elles manifestent leur présence et leur disponibilité. Parce qu’elle est en contact avec elle, la personne malade se rend compte qu’elle ne sera pas mise au pied du mur ; elle a davantage confiance si elle sait que sa parole sera entendue et non jugée. Cela l’encourage à être actif, à prendre conscience des possibilités qui subsistent et à formuler ses besoins. Les réponses qui lui sont données confirment d’abord à ses yeux qu’il est important pour son entourage. Le regard qu’ils portent sur lui est essentiel pour qu’il puisse relativiser les atteintes à son intégrité physique et faire face à l’altération de son image. Se sentir accepté sans susciter de mouvements de rejet ou de réactions de dégoût lui permet d’éviter de se laisser submerger par la dépréciation de soi. La dignité retrouvée ne repose pas sur la conformité aux apparences ou le respect d’une règle, mais sur l’attention d’un être humain. Ces garanties sont propices à l’établissement d’une communication.
Les soins palliatifs correspondent à l’objectif d’humaniser la fin de vie. Ils pensent qu’à notre époque, une mort annoncée peut aussi être une mort acceptée ; ils pensent même qu’il n’est pas bon que la mort arrive trop vite, afin que ce dernier report prépare le patient à ce qui va lui arriver. Dans cette transe, ils ne sont pas isolés, mais entourés, écoutés, rassurés. La prise en charge des personnes en fin de vie nécessite des moyens importants, des techniques appropriées, une grande disponibilité, des compétences spécifiques et une coordination efficace. Un tel projet n’est-il pas trop ambitieux ? Est-il réellement réalisable dans le contexte actuel ?
Faire reculer la mort dans un contexte médical, lutter contre la souffrance, donner un sens à la fin de vie, la libérer des contraintes ordinaires, les significations de la démarche palliative peuvent se combiner ou s’entremêler de différentes manières. Ces différentes orientations sont étroitement liées aux attitudes face à la mort et à la possibilité de concevoir la personne en fin de vie comme un sujet à part entière. Les soins palliatifs, inspirés à la fois par les valeurs des Lumières et par la critique de certaines de leurs limites, laissent également des questions sans réponse. En particulier, on peut se demander s’ils ne véhiculent pas un idéal de bonne mort dans la transparence, la conscience de soi et la sérénité, aussi inappropriées qu’insupportables pour certains patients en phase terminale (Higgins 2003). L’enfer est pavé des meilleures intentions de l’approche correcte des soins palliatifs et des autres approches normatives de la fin de vie. D’un autre côté, certains soupçonnent qu’elle masque et légitime la réintroduction subreptice du religieux dans un système de soins qui l’avait abandonné.
Toutes ces questions conduiront la démarche palliative à affiner ses orientations, ses références et ses modes d’action ; certains peuvent surprendre, notamment ceux qui conçoivent la fin de vie sous l’angle d’un projet, voire d’un contrat, adoptant une approche aujourd’hui courante pour gérer les problèmes sociaux et les dérives individuelles, mais une approche dont la pertinence reste à vérifier lorsqu’il s’agit de se confronter à la mort.
La promotion de l’euthanasie volontaire, le rapport à la mort
Le mouvement pour la légalisation de l’euthanasie volontaire utilise deux arguments principaux, la liberté et la dignité. La liberté évoquée est celle par laquelle une personne aspire à disposer d’elle-même et, en particulier, à agir comme elle l’entend à l’égard de son corps. De ce point de vue, les droits naturels présupposent un droit plus fondamental à l’existence, qui se prolonge négativement par un droit à cesser d’exister. Cependant, l’euthanasie n’est pas équivalente au suicide, car la relation autodestructrice nécessite une médiation. Pour mettre fin à sa propre vie, l’individu se donne à une autre personne, qui accomplira à sa place le geste qui entraînera sa mort. En fait, c’est l’intervention de l’autre qui transgresse la loi, la déontologie, et qui l’amène à être condamné pour homicide ou non-assistance à personne en danger. C’est là tout le paradoxe de l’euthanasie : le droit de l’individu à disposer de lui-même est affirmé jusque dans sa liberté de mettre fin à ses jours, mais il s’aliène en postulant son incapacité à agir et en déléguant à l’avance ce soin à un proche ou à un spécialiste. L’être humain entre alors dans une relation définitive avec ses semblables, qu’il proclame d’un même mouvement dépositaires, dispensateurs et débiteurs de sa mort future. L’euthanasie représente donc pour l’individu la possibilité de lier l’autre à son propre destin, de le rendre acteur de ses derniers souffles, afin de s’assurer qu’il se sente concerné et de l’associer aux conditions de la mort.
L’anticipation n’est pas sans inconvénients. La transe de la fin de vie est imprévisible. L’autonomie implique la possibilité de s’adapter, de changer de point de vue en fonction de l’évolution de la situation, la liberté de changer d’avis. Donner des instructions, c’est risquer d’entrer dans des raisonnements hypothétiques, éloignés de l’expérience réelle et de la mise en place de situations supposées changeantes. Entre une déclaration préalable sur le droit à la mort volontaire et l’euthanasie dans la réalité, il peut y avoir un écart comparable à celui qui existe entre l’idée du suicide et les tentatives de suicide réussies. Les mêmes procédures de recueil de la volonté de la personne peuvent se retourner contre elle, l’enfermer dans une position antérieurement assumée, la conduire à une euthanasie dont la décision finit par lui échapper, alors même qu’elle lui est officiellement imputée.
Le deuxième argument en faveur de l’euthanasie volontaire est celui de la dignité. Ce qui est craint dans ce cas, c’est la perte d’autonomie, l’altération des fonctions essentielles de l’organisme. Ces menaces sont perçues comme contradictoires avec l’idée que l’être humain se fait de lui-même, comme incompatibles avec son essence. Une telle conception de la dignité a un fort caractère normatif. Il s’agit de rester maître de soi, de ne pas perdre le contrôle de son corps, de ses sécrétions, de ses émotions. Le respect de soi est compris comme la nécessité de maintenir son intégrité physique. L’idéal du moi rend insupportables la souillure, la dégradation et la défiguration. La personne qui demande l’euthanasie exprime une conception de la dignité marquée par la volonté de ne pas déchoir à ses propres yeux, mais aussi aux yeux des autres : elle veut échapper à la honte et au mépris ; elle refuse d’encourir le dédain, l’indignité ou la pitié. Sa crainte du mépris le rend très attentif au respect de la décence et des convenances. Jusqu’au bout, il a à cœur de faire prévaloir la cohérence de l’image qu’il présente. Le paradoxe de l’individualisme réside dans le fait que l’individu est présenté comme la valeur suprême, alors qu’il est largement déterminé par les autres ; il tend à se conformer à ce qu’il croit qu’on attend de lui ; et, pour sauvegarder les apparences et la bienséance, il peut même consentir à sa propre disparition. L’individu est tellement surestimé qu’il préfère être éliminé plutôt que d’être rendu dépendant ou diminué. Il peut alors être prêt à renoncer à l’existence pour échapper à l’avilissement.
Conclusion
L’euthanasie volontaire représente une façon contemporaine de rechercher une mort sans souffrance. Cette approche se caractérise par le refus d’une mort prolongée et douloureuse, ainsi que d’une mort prématurée et inattendue. On opte pour la mort annoncée, mais on craint qu’elle soit angoissante, intolérable et isolée. Cette inquiétude pousse la personne à insister sur les soins préventifs et à anticiper la mort. L’anticipation est une manière de préserver le contrôle, ou l’illusion de contrôle sur le passage, en essayant de supprimer l’incertitude, l’indéchiffrabilité et le mystère de l’événement. Ces déterminations sont perçues comme négatives, comme une source supplémentaire d’angoisse. L’euthanasie cherche à mettre fin à la mort en la précédant et en lui retirant ainsi l’initiative de sa conclusion.
Les soins palliatifs et l’euthanasie volontaire sont souvent présentés comme deux options différentes, voire opposées. Depuis un quart de siècle, ils se sont développés parallèlement comme une remise en cause de l’acharnement thérapeutique et un refus de l’association entre mort et souffrance. Elles s’intéressent davantage à la personne malade qu’à ses maladies et considèrent la personne en fin de vie comme le centre de leur réflexion ; elles la considèrent comme un sujet à part entière qui doit pouvoir donner un sens à son existence jusqu’à la fin de sa vie. Elles peuvent être considérées comme deux variantes de l’idéal contemporain de la bonne mort, idéal qui reprend les conceptions anciennes de l’euthanasie, étymologiquement définie comme la recherche d’une bonne mort. Après avoir privilégié les résultats quantitatifs en matière d’allongement de la durée de la vie, notre époque privilégie désormais une revendication qualitative de la dernière étape de la vie.
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